Il est une histoire...

Il est une histoire...

Rage de dent

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             HENRION Armand (1875- 1958) 
Autoportrait en clown au bonnet bleu, la rage de dents Huile sur panneau

 

 

 

La douleur l'avait saisi dans la nuit. Lancinante et perverse, elle semblait vouloir s'installer pour ne plus jamais le quitter. À qui la faute ? À lui bien sûre !! 
Depuis plusieurs semaines, il avait cette vieille molaire qui tombait en ruine, laissant, à chaque repas, un petit bout d'émail et creusant une sombre cavité. Tout cela lui promettait des moments difficiles s'il ne faisait rien. 
Au petit matin, il se retrouva couché, la main en étau entre l'oreiller et sa mâchoire douloureuse. Il n'avait pu fermer l'œil ou tout du moins il avait bien essayé mais, chaque fois, il percevait d'autant plus intensément cette algésie. Quel supplice ! 
Il resta donc ainsi, osant à peine bouger, les yeux grands ouverts et la main si compressée qu'elle en était tout engourdie mais cette sensation était un délice comparé à l'autre diablesse ! Lorsque les premières lueurs du jour apparurent, il avait réussi à dévier et donc atténuer un peu la douleur dentaire en déclenchant dans le reste de son corps tout un tas de petites douleurs dut, avant tout, à des contractions musculaires ainsi qu'à ses yeux brûlant de larmes. Son esprit affolé par cette guerre biologique s'était mis à tourner de plus en plus vite, énumérant toutes les formes de douleurs possibles. Douleur !! Douleur chronique comme celle de mon ulcère qui perdure depuis un an, douleur cordonale comme des décharges fulgurantes, douleur cuisante comme après un coup de soleil, douleur fantôme, bien vivante mais difficile à situer, douleur erratique et non pas hérétique qui change de place comme de chemise ! Des douleurs, tant de douleurs diverses et variées... Douleurs exquises ! On croit rêver ! Comment peut-on nommer exquise, une fracture de la jambe ? Douleurs irradiées, lancinantes, mastoïdiennes, morale...
Son excitation du cortex cérébral était à son comble, mais le jour était enfin là. Il avait décidé qu'il était temps de faire face à une autre forme de douleur, mais cette fois mentale. Sa phobie du dentiste ! Il quitta, à regret, sa position fœtale et se leva pour saisir le combiné du téléphone. Il ne se sentait plus humain, il n'était plus qu'un gros nœud de souffrance physique et mental. N'ayant pas eu affaire avec ces bourreaux de torture, les dentistes, depuis son enfance, il appela les renseignements et grogna après l'hôtesse qui semblait ne pas vouloir comprendre l'urgence de sa demande. Chaque fois qu'il ouvrait la bouche pour parler, l'air qui s'y engouffrait venait se plaquer contre l'horrible petit nerf, et lui, avec toute la cruauté d'un petit monstre dans sa grotte lui renvoyait une sensation atroce, qui, se libérant dans sa gencive devenait, de plus, en plus intense à mesure qu'elle se diffusait dans sa tête. Après avoir obtenu un numéro de téléphone et rugi après la secrétaire médicale, qui ne comprenait pas plus que la précédente, qu'il était au bord de la folie meurtrière, il décrocha un rendez-vous dans l'heure. Il s'habilla sauvagement et lorsqu'il passa devant le miroir, il eut un sursaut de frayeur croyant avoir affaire à un autre homme. L'espace d'un instant, il toisa cet autre lui qui semblait tout droit sorti d'un asile de fous dangereux, cheveux en bataille et yeux injectés de sang puis la douleur persécutrice le poussa au-dehors. Lorsqu'il arriva dans le cabinet dentaire, la secrétaire ouvrit des yeux qui en disaient long sur son apparence. Elle le fit entrer promptement dans la salle et d'une voix tremblante le présenta au dentiste : "c'est lui !" Dit-elle.
Devant lui ce n'était pas un bourreau mais une "bourreaute" qui sans se départir de son calme lui dit d'un ton ferme: "installez-vous!" Il se sentit alors comme pris au piège ! Tel, un fauve, il respirait vite et regardait autour de lui, cherchant le moyen de s'échapper, mais la seule porte était barrée par la secrétaire, qui, tremblant de tous ses membres, s'accrochait à la poignée de la porte pour ne pas tomber. Il ne bougeait pas et constatant que la douleur avait disparu - magie de peur !- voulu ouvrir la bouche pour expliquer la chose. Ce fut à cet instant que la traîtresse s'avança, armée d'un objet qu'elle fourra dans sa bouche en disant: "voyons voir où est la cause de votre mal." Et sur ces mots toucha ce qui lui restait de dent. Le contact froid du métal réveilla en un éclair le monstre endormi et la douleur fut telle qu'il referma ses crocs sur la main de l'infâme. Elle hurla et l'expression de sa douleur, à elle, lui fut jouissive ! Il accentua la pression de sa féroce mâchoire dans un grognement de satisfaction entendant la secrétaire hurler à son tour lorsqu'une douleur qu'il aurait pu nommer d'exquise lui saisit l'entre-jambe et l'obligea à lâcher prise. Il s'effondra à genoux, les mains pressant l'objet douloureux et la conscience de sa condition humaine lui revînt aussitôt à l'esprit.
Chacun se massant les parties en souffrance, ils reprenaient leur calme et encore sur les rotules, il dit dans un souffle : "madame, je vous prie de m'excuser pour cette crise de rage, mais la souffrance était telle que j'étais hors de moi." Il constata, après coup, que son dentiste était bien sage, car malgré une main ensanglantée et certainement douloureuse, elle lui proposa un autre rendez-vous - à prendre avec sa secrétaire terrorisée - et dans l'attente de ce moment, elle lui prescrit une dose massive d'analgésiques. Quant à ses nouvelles parties en souffrance, il devrait le supporter comme une leçon de civilité. Alors, doux comme un agneau, il prit son rendez-vous et remarquant comme les yeux de la secrétaire étaient d'un bleu immense, lui fît un sourire féroce puis quitta le cabinet. Heureux d'être, en cet instant, libéré de sa rage de dents.

                   

                                                                                       Fin

 

Tous droits réservés @Flore Potier 2013

 



08/10/2014
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